samedi 7 avril 2018

Le paysage est ton corps, est mon corps puis le tien.
Le paysage est repos et vallées. Abandon. Je traverse les fosses. Je me tiens aux contours.
Le paysage est amer. Il se déplie en vagues. Je ne sais rien. J'essaie de tenir le ressac.
Le paysage est corps. Corps et chair. Et puis coeur.  C'est un endroit touffu et chaud d'où surgit la clairière.
Le paysage est ciel et soleil et nuage. Les arbres s'y découpent. Noirs, puissants. Je les enlace encore. Je suis toute petite. Sous mes pieds craquent les cupules des glands.
Le paysage est chair, orage, tempête. Au dessus des collines, je regarde tranchants les éclairs et leur lumière de feu. Tout est vif et tremblant, c'est le matin pourtant.
Le paysage est dense, noirci. Le paysage est ombre. Les bêtes se sont égaillées bien avant. Il reste la chapelle au loin sur les contreforts, son clocher solitaire.
Le paysage est enfance, nom de familles et lieux-dits. Il parle de maisons qui font corps et de la couture des rivières. J'attrape leur eau vive et le soleil fugace sur les rochers polis. Je cherche l'île aux filles et nos genoux d'enfants, les éclaboussures. Je sais le nom des voisins. Je connais le Breil et le Paraire. Je suis rattachée, raccrochée. Déjà partie pourtant.
Le paysage est totem et silence. Il déploie ses drapeaux, les voix de tous ceux qui se réfugient dans les combes, qui arpentent ses chemins. Il est la voix de mon grand-père enfuie, comment il faisait la sieste à l'ombre sous le porche. Il est absence aussi. Il est la dalle de pierre à gauche du cimetière, la trace des fleurs fanées qui disent. Le paysage est ma mère, est mon frère. Il n'a pas d'empreinte, une ombre à peine.
Le paysage est lourd. Il est de glaise et d'argile. Il colle à mes pieds, à mes bottes, il me retient en arrière, m'empêche. Je le façonne de mes mains. Je lèche la terre crue, qui ne cuira jamais, qu'on n'émaillera pas. Avec acharnement, avec fureur. Ma colère est puissante. Je me débats. Je suis un papillon pourtant, une libellule même, aux ailes irisées. Je m'en vais quand je veux.
Le paysage est mots. Il me traverse. Il se traverse à la ligne. Il s'accumule, il s'entrechoque. Il est la vie seule, ce qu'elle a à dire. Le paysage est peau. Il est tout contre moi, il est la figure de la fille qui parle, il est la figure de la fille qui dit. Elle n'a pas d'autre choix que cette traversée là.
Le paysage est épine et buisson. Il se frotte méchamment. Il grince, il supplie. Le paysage est noir. Je passe mes mains dessus. Elles sont recouvertes de suie, de cendre lourde. Mes mains écoutent et disent. Elle disent l'arbre et les bêtes, la rivière au milieu. Elles disent les orties sur le bord du chemin, les châtaignes et les noix qu'il faudra ramasser. Elles disent le séchoir à prunes et le tonneau d'eau de vie. Elles se salissent contre les murs de pierre et la terre de la cave. Elles disent la lumière jaune et franche sous le ciel noir et l'odeur entêtante après la pluie. Le paysage est moi. Il est mon corps traversé. Il se tait, il balbutie à peine, il dira un jour en sanglot, dans l'étranglement de ce qui surgit, dans le détricotage des mots, leur musique sensuelle et violente. Le paysage est danse et chant. Il regarde tourner les robes de mariée aux parvis des églises. Il sait comment elles seront rangées dans le placard. Il est à tue-tête et à toi. Il crie Dieu au fond des églises humides et sombres. Il est comme notre corps. Il s'arpente à mains nues, il ne sait pas, il invente, il cherche, il désire. Le paysage est abandon et source. Il est chemin. Il est la vie cachée dans les fourrés, le tintement des animaux au loin, l'oubli. Il est la cloche qui sonne encore les vêpres. Le ciel qui résonne, le ballet changeant des nuages. Il est mon corps entremêlé au monde. Le sens même de ce qui est vivant.
Le paysage est la trace. Je pourrais y déposer mes mains, apaisées, le caresser si doucement qu'il pleure. Je ne sais rien de ce qu'il dit, de ce qu'il ne dit pas, de ce qu'il laisse.
J'y suis.