Cher arbre dénudé, isolé à flanc de coteau.
Je sais comment dans le paysage qui défile derrière les vitres des voitures tu t'imposes,
point de repère mouvant et stable à la fois.
Tu dresses ta silhouette noire contre le ciel, seul et définitif dans le champ qui t'entoure.
Tu marques l'horizon comme un sceau, un tampon encreur.
A chaque fois tu m'émeus. Et je ne sais ce que cela vient toucher.
La trace de ce qui perdure, l'intention qui t'a planté là, l'empreinte ancienne des paysans, mon grand-père, mon père, ce qui me relie,
ce que tu dessines à hauteur de ciel et qui fait harmonie et force, qui, un instant, me réjouit, me concile à la beauté du monde
parce qu'un arbre, un seul, fait beauté
et que soudain le tableau se dessine et se retrouvera peut-être - persistance rétinienne -
un peu plus loin, au détour de la route sur un autre coteau
et sera ni tout à fait le même ni tout à fait un autre.
Il y en a un ainsi immensément dressé à la lumière tombante du jour.
Immensément dressé et ouvert, la foudre peut-être a laissé son empreinte.
Ses ramures font rhizomes, s'aventurent, s'échevèlent, s'époumonent. Quelque chose pourtant demeure fracturé. Et c'est avec cette fracture là ouverte que cet arbre arbore sans carapace sa magnificence.
Il peut dire "je" cet arbre, il peut dire "je suis là", "j'en suis là,", " je poursuis ". Il écrit sa langue singulière, il dit son chemin au-delà de la terre de ses ancêtres.
Il accueille dans ses branches déployées des nids, des recoins, des jardins même. On pourrait s'y perdre à l'été, on pourrait y entendre la mer les jours de tempête, on pourrait y accueillir en rouge ma vive fille, en jaune la chaleur de l'étreinte, en bleu mon fils lustrant ses ailes, on pourrait s'y recueillir en silence, on saurait qu'il est en train d'écrire aussi, qu'il écrit sans écrire, on saurait que les mots écrivent à même l'écorce, à même le corps, avant même de s'écrire.
Cher arbre, je pourrais t'écrire une lettre que tu ne lirais pas. Je devine pourtant ta vie paysage, ta vie souterraine, ta vie ciel et terre mêlés, ta vie sève, écorce, bourgeons, feuilles, ta vie insectes et oiseaux, ta vie racines et rameaux, ta vie bois nus l'hiver et feuilles empressées aux printemps, ta vie bogue, ta vie gland, ta vie pomme. Je devine la caresse du vent, sa griffure parfois, je sais comment les branches ploient ou bien cassent. Je ne t'écrirai pas alors. Je te parle, je te parle à mains nues, à murmure. Je ne t'écrirai pas; Alors je te chante, je te danse, mon âme à toi mêlée.
Et si tu fatigues, si tu ploies sous le poids des ans qui ont fait cernes en ton bois, sous le poids du gui qui a colonisé tes branches, des nids qui t'ont habité, des humains qui autour et au loin s'activent en se hâtant, des cloches qui tintent dans le soir, si tu te fatigues, alors j'essaierai de prendre soin de toi, d'entendre tes paroles, de bercer ton âge avançant comme j'entoure de mes bras les épaules de mon père. Tout se mêle tu le sais, tout se mêle et s’étreint, la terre, le ciel, les arbres et ceux que nous aimons sur la terre ou dessous.