samedi 19 mars 2022

 

Ce jour-là, ce jour si proche, je dis à l’enfant « je ne vois plus les visages ».  « Il  y a peut-être eu des milliers de visages ici » dit-il. « Est-ce possible que les visages s’effacent au lieu de se succéder, qu’ils disparaissent ainsi alors qu’ils s’affichaient hier encore sur tous les murs de la ville, aux fenêtres des rues, et même, souriants, aux terrasses ?".  L’enfant dit « moi aussi je cherche les visages ». Il posa ses mains aux contours de mes joues. Il dit « le tien ne disparaîtra pas » Et je sentais ses mains qui redessinaient ma figure, je sentais qu’il tenait les visages entre ses mains, et qu’au milieu de ce qui s’effaçait, nous pouvions, arrimés l’un à l’autre, retenir les traces.

Son souffle redessinait les lèvres. Ses mains contre mon visage rassemblaient ce qui autour se distendait, les visages-bouches autour de nous veillaient, ils semblaient prêts bientôt à prendre la parole, à reprendre parole. Tous, ils pouvaient parler, nous sentions autour de nous le magma grondant de leurs mots. Une mélopée puissante envahissait l’espace. Les visages-bouches réfugiés dans les caves, les visages-bouches figés par la peur, les visages-bouches écrasés, effrayés, ceux des grand-mères et des enfants, les visages-bouches perdus, aux yeux grand ouverts, aux yeux clos, livides, traqués comme des lapins, errants, héroïques, disparus, les visages-bouches reprenaient forme. Les visages encore entiers des rues et des terrasses se joignirent à nous, nous retrouvions figure commune, nous refaisions langage. Le souffle de l’enfant était le souffle de tous, nous respirions ensemble, le cœur du monde soudain sur la même scansion. Tout se suspendait. Après la mélopée, tous, visages, bouches, mêlés et confondus, nous fîmes enfin silence. Retrouvant un instant la douceur reposante de la paix sur nos visages, nos yeux, nos souffles.

Mais fracas, bombe et cris ont repris les visages. Les yeux et les bouches s’effacent de nouveau. Le silence est criblé de chair et de sang. Nous tanguons, nous perdons faces humaines.

C’est pourquoi je viens chercher l’enfant, son souffle, ses mains contre nos figures. Parce qu’il dit «  je cherche les visages », parce qu’il les voit.